Pensons en provençal

Couverture Essai sur le style de la langue provençale

Voici l'avant-propos de "Essai sur le style de la langue provençale" de J.-P. Tennevin.

Vous êtes à la campagne, vous tenez une chèvre au bout d'une corde (ce qui n'est pas toujours commode) et vous allez l'attacher dans le pré. Vous croyez vous exprimer dans un provençal authentique lorsque vous dites à qui vous croisez en chemin : "vau estaca la cabro" ou encore "l'aduse dins lou prat" ou "la mete à paisse", et pourquoi pas si vous êtes candidat aux  jeux floraux : "encadenarai la bereto dins lou prat verdoulet mounte se coungoustara d'erbo redoulènto e sabourouso" ?

Un paysan qui passera vous fera rougir de votre provençal du dimanche en remarquant cordialement : "alor, la menas à l'erbo ?".

Comprenons la psychologie de cette expression : elle marque le contact direct des êtres avec le concret de la vie. Lorsque je dis "je vais la mettre dans le pré", je parle en citadin sensible à l'effet pittoresque que produit la bête à l'attache dans la verdure. La menas à l'erbo c'est essentiellement l'accomplissement d'un rite où l'herbe est un élément naturel placé là au nom d'un ordre transcendant.

 

C'est dans un esprit semblable qu'en provençal on va au pain, à la viande, et non pas chez le boulanger ou le boucher. Au temps des vers à soie lorsque la jeune fille du mas grimpait sur les mûriers, on ne disait pas "culis de fueio d'amourié" mais "es à la fueio".

De même on ne dit guère "vau à la font" mais tout simplement "vau à l'aigo" . Cf. dans Lou viage d'Avignoun" de Mistral (A.P. 1881) ce début de dialogue :

  • Vas à l'aigo, Bigouneto ?
  • O, ma bello Mioun

Et maintenant, changeons de point de vue et arrêtons-nous sur les deux interrogations la menas à l'erbo ?  et vas à l'aigo ? Au sens propre, ce ne sont pas de véritables questions. Mioun voit bien que Bigounette va chercher de l'eau puisqu'elle tient sa dourgo à la main et se dirige vers la fontaine. De même le paysan de tout à l'heure se doute bien qu'on n'est pas en train de conduire la chèvre au marché (ou au bouc) et lorsque le petit Frédéric dans le Plantié avise une vieille en train de tremper la soupe, il sait parfaitement à quoi s'en tenir sur son activité, et sa question "Eh ! bèn, ma grand, trempas la soupo ?" révèle une intention plus subtile.

Un esprit cartésien dira : Quelle inconséquence ! On demande aux gens s'ils font ce qu'on les voit faire ! Mais pour un Provençal il s'agit d'une façon bien veillante de saluer. Cela signifie : "Je vous vois dans vos occupations de tous les jours, occupations que je connais biennet qui font partie de mes horizons (de là l'emploi de l'article défini : l'erbo, l'aigo, la soupo...). Ce que vous faites s'insère dans un ordre universel, c'est bien, et je suis disponible pour engager la conversation...".

Si on ne pose pas la question rituelle, on s'attirera la remarque : "Passes bèn fièr, que !".

Écoutez parler les gens, lisez les auteurs la plume à la main, et surtout ne prenez pas ces observations sur le style pour des préceptes de mathématique, il n'est nullement interdit en provençal d'attacher une chèvre. Charloun a écrit dans son Sant-Miquèu :

Quouro ma maire ié venié
L'estiéu estaca la cabreto

Si cela peut rendre service, j'essayerai, dans les pages suivantes, de rassembler des éléments de stylistique provençale.

Indéfini